De la République des Lettres aux logiciels libres

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Exposé de Mathieu Gauthier-Pilote pour l'événement «Logiciels libres et bien commun» du jeudi 23 avril 2015.

Introduction[modifier | modifier le wikicode]

On me demande de prononcer quelques paroles sur les concepts de «bien commun» et de «logiciel libre». J'ai personnellement l'habitude de discuter de la question du logiciel libre dans les termes de l'éthique des quatre libertés fondamentales dont doivent jouir les utilisateurs et utilisatrices d'ordinateurs, selon la définition même du logiciel libre[1]. C'est sans doute ce que font la plupart des libristes convaincus. Mais on peut évidemment discuter d'autre chose que du contrat passé entre le développeur et l'utilisateur dans la production et la distribution de la ressource qu'est le logiciel. On peut notamment discuter de la ressource elle-même, de son régime de propriété, de son mode d'exploitation et c'est ce dont il sera question dans mon exposé.

Je vais commencer par rappeler l'existence de quelques communautés de partage bien antérieures à la communauté du logiciel libre et montrer ce qui me semble être des éléments de continuité entre elles.

Je vais ensuite décrire quelques unes des principales caractéristiques du logiciel libre comme ressource partagée ainsi que le fonctionnement de quelques unes des communautés de logiciel libre.

Finalement, en conclusion, je vais partager une courte réflexion de mon cru sur les bénéfices, les défis et les pièges de la «gratuité» du numérique.

Quelques jalons d'histoire[modifier | modifier le wikicode]

La philosophie de la communauté du logiciel libre n'est pas apparue de nulle part, on s'en doute bien. Je vais parler brièvement de quelques communautés qui peuvent se comparer sous certains rapports à celle du logiciel libre, soit celle des citoyens de la République des Lettres, celle des philosophes qui collaboreront à L'Encyclopédie et celles des hackers du Massachusetts Institute of Technology (MIT). J'aurais évidemment pu parler des communautés universitaires ou de recherche, qui sont des exemples, disons, plus génériques, de communautés en principe occupées à produire et transmettre le bien commun qu'est la connaissance.

La République des Lettres : la chose commune de l'esprit[modifier | modifier le wikicode]

La République des Lettres est un espace de liberté qui est ouvert à la critique et ne connaît pas de frontières. Ses citoyens servent les Lettres et n'accordent pas d'importance aux distinctions de religion, de nationalité ou de rang social. On accède à la citoyenneté en participant au vaste réseau d'échange de correspondance, de manuscrits et de livres, qui constitue la principale institution de cette «république» idéale[2]. Aux siècles de l'Humanisme et de la Renaissance, les richesses de la communauté internationale des savants (gens de lettres) sont bien trop précieuses pour être la propriété exclusive des uns ou des autres : elles sont mises en partage et la rareté des écrits est combattue par tous les moyens de diffusion connus. Cette façon de penser et d'agir ne plaira pas aux pouvoirs en place comme on le sait...

L'Encyclopédie : sciences, arts et métiers[modifier | modifier le wikicode]

Les collaborateurs de L'Encyclopédie dirigée par Diderot et D'Alembert sont de fait des citoyens de la République des Lettres, dont le réseau est très étendu et développé dans l'Europe du Siècle des Lumières. Les encyclopédistes ne souhaitent pas que partager le bien commun qu'est la connaissance, ils veulent voir les lumières de la connaissance, de la raison et de l'instruction se répandre dans toute la société. Une république virtuelle de savants généralement aisés n'est pas assez pour eux : ils veulent une société nouvelle qui produira un homme nouveau.

Les encyclopédistes auront beaucoup d'ennemis dans leur projet, mais ils pourront compter sur l'industrie de la presse et le commerce du livre pour diffuser leurs idées le plus massivement possible. L'idée d'un monopole d'exploitation d'un auteur sur son œuvre (d'une durée limitée) se développe à cette époque, mais la contrefaçon est courante. On conçoit dès la fin du 18e siècle que toutes les œuvres doivent à terme revenir au domaine public, car «la libre circulation des idées» et «le progrès de la science et des arts utiles» priment sur le droit de reproduction exclusif des auteurs[3].

L'Encyclopédie ne contribue pas qu'à la diffusion massive de la connaissance «scientifique», elle contribue également à la diffusion de la connaissance des «arts et métiers». Elle fait connaître et comprendre à un vaste public, notamment à l'aide d'illustrations, plusieurs inventions récentes (au XVIIIe siècle), le fonctionnement des machines, les techniques et les procédés qui intéressent toutes sortes de gens, dont ceux et celles qui ont un esprit d'ingénieur ou de bricoleur.

Les communautés de hackers : all information should be free[modifier | modifier le wikicode]

Des gens qui ont l'esprit d'ingénieur, de bricoleur, de «bidouilleur», comme disent les Français, ou de «patenteux», comme on dit chez nous, les hackers de l'informatique en sont. Ils et elles ont une passion dévorante : explorer les possibilités des ordinateurs, leur faire faire des choses qui n'ont jamais été faites auparavant. Il n'est pas nécessaire du tout que les choses qu'on souhaite faire avec l'ordinateur soient «productives» ou qu'elles aient des applications commerciales : il faut simplement qu'elles soient amusantes ou qu'elles posent un défi. L'industrie du copyright, qui est très puissante au 20e siècle (imprimé, radio, cinéma, télévision, vinyle, cassettes, etc.) ne fera bien entendu rien pour les aider dans leurs desseins.

Les hackers travaillent-ils pour le «bien commun» ? Ont-ils même l'impression de travailler ? Se posent-ils des questions d'éthique ?

Steven Levy, l'auteur américain du livre Hackers. Heroes of the Computer Revolution paru en 1984, au moment où les communautés de hackers des États-Unis étaient déjà en décomposition en raison du recrutement massif effectué par la nouvelle industrie du logiciel, a synthétisé dans les termes suivants ce qu'il a nommé les six principes de l'éthique du hacker :

  1. L'accès aux ordinateurs devrait être illimité et total (désassembler/réassembler)
  2. Toute information devrait être libre
  3. Se méfier de l'autorité : promouvoir la décentralisation
  4. Le mérite des hackers se juge à la qualité de leur «hacks», pas selon leurs diplômes, age, race, statut social
  5. Vous pouvez créer de l'art et la beauté sur un ordinateur
  6. Les ordinateurs peuvent changer votre vie pour le mieux

L'une des communauté de hackers bien connue aux États-Unis est celle du MIT et c'est de celle-là qu'est issu Richard Stallman, le père fondateur du mouvement pour le logiciel libre. Stallman n'est pas certain qu'on doive parler d'une éthique du hacker[4]. Si les hackers avaient eu un fort sens éthique, auraient-ils quitter leurs communautés pour aller travailler dans la nouvelle industrie du logiciel qui est la négation même de leurs principes ? Ne se seraient-ils pas défendus ?

Les hackers du MIT formaient une communauté «insouciante» qui aimait «l'intelligence espiègle», selon Stallman. Si elle avait une mission, c'était celle de découvrir, d'explorer, d'aller aux frontières de l'électronique. Est-elle disparue dans les années 1980 comme on l'affirme ? Rien n'est moins sûr...

La communauté du logiciel libre : libérer le cyberespace ?[modifier | modifier le wikicode]

Comme les citoyens de la République des Lettres, les encyclopédistes et les hackers, les libristes sont en mission. Pour le bien de l'Humanité, ils veulent libérer le cyberespace, qui selon eux est colonisé par de grandes sociétés multinationales qui détiennent la propriété des logiciels et confinent les utilisateurs et utilisatrices d’appareils numériques au rôle de simples consommateurs, atomisés et impuissants. Comme leurs devanciers, ils ignorent les frontières politiques, les distinctions religieuses et souhaitent travailler avec tout ceux et toutes celles qui partagent leur éthique et savent se rendre utiles à la communauté d'égaux qu'ils veulent bâtir.

Pour libérer le cyberespace, il faut mettre à disposition des utilisateurs et utilisatrices d’appareils numériques des logiciels libres, c'est-à-dire des logiciels qui respectent les libertés des individus et des communautés.

Le logiciel : une ressource aux propriétés remarquables[modifier | modifier le wikicode]

Qu'est-ce que cette ressource qu'on nomme «logiciel» ? Quelles sont les caractéristiques des logiciels qu'on dit «libres» par rapport à ceux qui ne le sont pas ? Quel est le problème avec le logiciel qui n'est pas «libre» ?

D'abord, un logiciel est un bien immatériel dont le coût de reproduction est négligeable dès lors que les appareils numériques capables d'en faire des copies parfaites sont mis en réseau, ce qui est le cas avec Internet, le grand réseau des réseaux.

Le logiciel a également les propriétés des biens anti-rivaux, soit des biens dont la valeur d'usage augmente avec le nombre de ses utilisateurs et utilisatrices[5].

Si l'on considère le logiciel comme une ressource et qu'on l'analyse sous l'angle de l'économie, ce sont ces deux caractéristiques qui sont peut-être les plus évidentes. Mais tous les avantages que l'humain peut espérer tirer de cette ressource aux propriétés remarquables sont mis en échec dès lors que l'on lui assigne un «propriétaire» qui désire jouir d'un monopole sur son exploitation. Le logiciel qui a un propriétaire (proprietary software) est une boîte noire que les utilisateurs et utilisatrices d'appareils numériques sont uniquement autorisés à exécuter aux conditions d'une licence restrictive. Le droit fournit tout un arsenal de moyens à qui veut emprunter cette voie : copyright, brevet, marque de commerce, secret industriel, etc.

Il n'est pas anodin de rappeler qu'un des essais majeurs de Richard Stallman sur le logiciel libre s'intitule «Pourquoi les logiciels ne doivent pas avoir de propriétaire» (1994)[6]. Cet essai consiste en une réfutation en règle des motifs invoqués par les propriétaires de logiciels pour être les seuls à jouir de la liberté d'utiliser, de copier de modifier les logiciels. Il affirme notamment : «Le fait qu'[un objet matériel] ait ou non un propriétaire ne change pas sa nature, ni son utilité au cas où vous en faites l'acquisition. Pour un programme c'est différent. Le fait qu'il ait un propriétaire modifie nettement sa nature, et ce que vous pouvez en faire si vous en achetez un exemplaire. [...] de quoi la société a-t-elle besoin ? D'une information vraiment disponible pour ses citoyens. Par exemple, des programmes que les gens peuvent lire, réparer, adapter, améliorer, et pas seulement faire marcher. Or ce que les propriétaires de logiciels livrent généralement est une boîte noire que personne ne peut étudier ni modifier.» Dans un autre essai un peu plus long paru en 1991[7], Stallman utilise l'analogie des routes à péages (toll roads) ou sans péages (free roads) pour introduire ses idées à propos des logiciels dont l'usage est libre et ceux dont l'usage est restreint (et payant) car ils ont un propriétaire qui n'est pas le public. Je vous invite à lire les essais de Stallman si ce n'est pas déjà fait.

La rareté factice du modèle privateur[modifier | modifier le wikicode]

En plus de priver les utilisateurs et utilisatrices de quelques uns des principaux avantages du logiciel, les multinationales en quête de monopole qui se sont déclarées propriétaires de nos logiciels créent une rareté factice. Ces entreprises ont trouvé la recette magique qui a produit les premières fortunes du monde dans les années 1980, 1990 et 2000. Quelle est cette recette ?

  1. s'approprier le fruit du travail de développeurs qui acceptent de se départir de leur droit d'auteur en échange d'un salaire ou d'une somme d'argent
  2. poser les conditions d'utilisation de sa propriété par ses clients et partenaires
  3. protéger ce qu'on s'est approprié par la loi (copyright, etc.), l'incompatibilité volontaire, diverses antifonctionnalités, etc.
  4. réprimer les «partageux» et autres «pirates» avec l'argent des contribuables et des consommateurs
  5. éviter de payer de l'impôt sur les profits grâce aux paradis fiscaux (Irlande, Luxembourg, etc.)

Ce modèle a non seulement produit une indécente concentration de la richesse dans les mains d'un petit groupe de personnes, il a aussi freiné pendant de nombreuses années l'innovation, la coopération, l'entraide et même l'émergence de véritables industries nationales de services informatiques hors des États-Unis.

C'est ce modèle qui est rejeté pour des raisons d'éthique par les libristes[8].

Des licences pour protéger nos libertés[modifier | modifier le wikicode]

Sur quoi les libristes s'appuient-ils pour atteindre leurs buts ?

C'est par ce qu'il nomme un «idéalisme pragmatique» que Stallman a répondu à l’apparition de l'industrie du logiciel non libre. Il se met à développer lui-même un système d'exploitation entièrement libre, le système GNU, distribué aux conditions d'une licence qui autorise explicitement ce qui est interdit par les logiciels d'IBM, de Microsoft, d'Apple et compagnie. Mais la licence GPL conçue initialement pour le système GNU va plus loin. Elle autorise celui qui voudrait redistribuer le code source modifié d'un logiciel sous licence GPL à le faire tant qu'il n'introduit pas de restrictions nouvelles aux libertés promises par la GPL aux utilisateurs et utilisatrices. Ce concept a été nommé «copyleft»[9] ou en français gauche d'auteur. Son équivalent dans le langage juridique de Creative Commons est la disposition nommée «share alike» (SA), qu'on traduit habituellement par «partager dans les mêmes conditions».

On voit que la communauté du libre tient à ses principes et les défend au moyen de la loi. La Free Software Foundation est dotée d'une unité nommée Licensing & Compliance Lab, qui traite les cas de violation de la GPL qu'on lui rapporte. Quelques cas se sont retrouvés devant les tribunaux.

De nouveaux modèles économiques[modifier | modifier le wikicode]

Il existe différent modèles économiques dans le milieu du logiciel libre. Plusieurs typologies de ces modèles ont été proposées, par exemple celle du chercheur italien Carlo Daffara[10], que je connais relativement bien ou celle du projet Unisson[11], que j'ai découvert en préparant cet exposé. Voici quelques exemples de modèles que l'on peut observer :

Fondations privées sans but lucratif : Linux et WordPress[modifier | modifier le wikicode]

Derrière un bon nombre de grands projets de logiciel libre il y a une fondation : Free Software Foundation, Linux Foundation, WordPress Foundation, Mozilla Foundation, Apache Foundation, Blender Foundation, GNOME Foundation, The Document Foundation. Ces organismes de bienfaisance gèrent des fonds et des marques de commerce, collectent des dons, fournissent encadrement et soutien aux activités de la communauté de développeurs.

La Linux Foundation, qui soutient le développement du célèbre noyau de système d'exploitation du même nom, est mise sur pied en 2007 par la fusion du Free Standards Group et de Open Source Development Labs. En 2010 elle avait déjà des revenus annuels de près de 10 millions de dollars USD[12]. En 2015 on retrouve sur son conseil d'administration des membres individuels de la Fondation, mais une majorité de représentants de grandes entreprises d'informatique : IBM, Intel, Oracle, Fujitsu, HP, Samsung, NEC, etc. La Fondation est une grosse machine avec ses gestionnaires, conseillers juridiques, stratèges, employés (dont Linus Torvalds), programmes de certification professionnelle, groupes de travail, projets collaboratifs, grands événements internationaux, publications, etc. Avec la Mozilla Foundation, la Linux Foundation est sans doute la fondation qui a la facture la plus business de toutes celles qu'on peut considérer comme majeures dans le milieu du logiciel libre.

La WordPress Foundation naît en 2010, sept ans après l'apparition du logiciel WordPress en 2003, lui-même dérivé d'un logiciel libre nommé b2/cafelog. La fondation est dirigée par Matt Mullenweg, président de l'entreprise Automattic, à l'origine du très profitable service d'hébergement WordPress.com, lancé en 2005. La mission de l'organisme de bienfaisance est de promouvoir la mission de WordPress, soit de «démocratiser la publication grâce au logiciel sous licence GPL». Elle s'occupe de recueillir des dons, de protéger les marques de commerce WordPress, WordCamp et autres et soutient les activités de la communauté WordPress, notamment la tenue chaque année de nombreux événements WordCamp à travers le monde. (WordCamp est une sorte de congrès qui rassemble développeurs, concepteurs et utilisateurs qui participent à des discussions, des ateliers de formation et des activités de réseautage liés à WordPress). En 2012, la WordPress Foundation avait des revenus de l'ordre de 500 000 $ USD.

Mutualisation : ADULLACT et Webkit[modifier | modifier le wikicode]

L'Association des développeurs et des utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales (ADULLACT) est un organisme sans but lucratif fondé en France en 2002 à l'initiative d'élus, de directeurs de l'informatique et de militants du libre. Sa mission est de soutenir et de coordonner l'action des administrations et collectivités territoriales de France dans la promotion, le développement et le maintien d'un patrimoine de logiciels libres utiles aux missions de service public[13]. Le siège social de l'ADULLACT est à Montpellier.

Apparemment unique en Europe par sa structure, elle compte parmi ses membres des individus, des associations, des établissements scolaires, des entreprises, des administrations centrales, des centres hospitaliers et de nombreuses collectivités territoriales (départements, régions, communautés urbaines, villes, communes)[14].

WebKit est une bibliothèque de rendu utilisé par un bon nombre de navigateur web, dont Safari de Apple, et Chrome de Google jusqu'à la version 27 parue en 2013[15]. Son histoire débute quand Apple clone KHTML, la bibliothèque de rendu utilisée par Konqueror, le navigateur web de l'environnement graphique KDE. Avec le temps beaucoup de développeurs convergent sur le développement de WebKit, si bien que pendant quelques années KDE, Apple, Nokia, BlackBerry, Samsung et Google contribuaient à un logiciel intégré à des applications parfois concurrentes comme Safari de Apple, Chrome de Google. Il ne semble y avoir jamais eu de structure formelle pour soutenir le développement de WebKit, qui appartient toujours à Apple. On a affaire ici à une mutualisation had hoc et circonstancielle, comme il arrive parfois (souvent ?) dans le milieu du logiciel libre.

Conclusion : les bénéfices, les défis et les pièges de la «gratuité» du numérique[modifier | modifier le wikicode]

Les logiciels libres ont un coût de reproduction négligeable grâce aux réseaux numériques, mais les produire, les maintenir, les améliorer, les enseigner aux utilisateurs et utilisatrices avec de la bonne documentation en français et de la formation adaptée aux besoin de chacun ne coûtent pas rien. Certains logiciels libres connaissent un grand succès et trouvent le financement nécessaire à leur développement continu, voire à leur croissance soutenue. D'autres logiciels libres, pourtant très utilisés, n'y arrivent pas. Un cas dont on a beaucoup parlé dernièrement est celui de GNU Privacy Guard, le logiciel de cryptographie probablement le plus utilisé au monde pour assurer l’authenticité et la confidentialité des échanges par courriel. Un article de la journaliste Julia Angwin paru en février 2015 dans le site ProPublica[16] nous apprenait que Werner Koch, le développeur principal de GNU Privacy Guard gagnait en moyenne 25 000 $ annuellement depuis 2001 ! Après avoir songé à tout abandonner pour un emploi régulier et payant dans l'industrie en 2013, il a lancé en 2014 une campagne de financement qui s'est avérée un échec. Heureusement, le buzz créé par la nouvelle de ProPublica a «corrigé le bogue» si l'on peut dire : Koch a atteint son objectif de financement grâce à des dons et a en plus reçu des promesses de financement récurent de la part de Facebook et Stripe.

Cela soulève beaucoup de questions sur la viabilité de l'alternative libre dans un environnement qui lui est hostile.

Mon opinion est que la «gratuité» du numérique présente autant de bénéfices, de défis que de pièges.

Sur le plan théorique, les bénéfices sont nombreux et nous font espérer un monde meilleur dans lequel les technologies de l'information serviront et protègeront les droits de l'être humain au lieu de les menacer et contribueront à lutter contre les inégalités au lieu de les aggraver. En effet, il est facile de voir comment la liberté de copier les logiciels libres en toute légalité peut aider à les faire connaître et à les faire adopter par le plus grand nombre. Toute la société peut bénéficier de l'abondance de la ressource «logiciel».

Mais il a des défis et des pièges comme je le disais.

1. Internet nous a en quelque sorte habitué à l'information publique consultable et souvent téléchargeable gratuitement. Dans le contexte actuel, même le non libre est souvent «gratuit» : pensons aux services applicatifs de Google ou Facebook. Comment amener les citoyens et les citoyennes à préférer le logiciel libre face à son concurrent non libre qui est aussi disponible pour utilisation sans frais immédiats ?

2. La «gratuité» de Google ou Facebook se finance beaucoup plus facilement que la gratuité des alternatives éthiques de Framasoft. Combien de gens préfèrent le café équitable parce qu'il est équitable ? Combien de gens préfèrent les assemblées annuelles des caisses populaires Desjardins ?

3. Plus douloureux peut-être est le constat que la liberté d'utiliser le logiciel libre «pour tous les usages» se retourne contre le projet émancipateur du mouvement pour le logiciel libre. En effet, Google, Facebook et compagnie utilisent et développent des logiciels libres qui servent en bout de ligne à offrir gratuitement la centralisation, la dépendance et la perte de contrôle sur nos données sur des appareils que nous ne maîtrisons pas ni individuellement ni collectivement. Les libristes sont en quelque sorte pris au piège de leur propre vertu, de leur propre générosité. Pour gagner la guerre, pour libérer le cyberespace, ils et elles devront non seulement promouvoir l'adoption des logiciels libres, mais réussir à faire rejeter massivement, par la population, les logiciels privateurs de liberté, même s'ils sont gratuits.

Notes et références[modifier | modifier le wikicode]

  1. Richard Stallman, «Qu'est-ce que le logiciel libre ?», gnu.org, 1996.
  2. Françoise Waquet, «Qu'est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique», dans Bibliothèque de l'école des chartes, 1989, volume 147, numéro 147, p. 473-502.
  3. «Historique et débats : phénoménologie du droit d'auteur», agora.qc.ca, 2012.
  4. Richard Stallman, «Éthique et communauté du hacker : un entretien avec Richard M. Stallman, 2002», gnu.org, 2002.
  5. D'après la Wikipédia anglophone[1], c'est Steven Weber, professeur à la School of information de l'Université de Californie à Berkeley, qui aurait introduit ce néologisme dans son ouvrage The Success of Open Source (Harvard University Press, 2004).
  6. Richard Stallman, «Pourquoi les logiciels ne doivent pas avoir de propriétaire», gnu.org, 1994.
  7. Richard Stallman, «Pourquoi le logiciel doit être libre», gnu.org, 1991.
  8. Les tenants de l'Open Source de leur côté esquivent les questions éthiques et politiques et mettent de l'avant dans leur discours les avantages économiques et les mérites techniques du libre.
  9. Richard Stallman, «Qu'est-ce que le copyleft ?», gnu.org, 1996.
  10. Carlo Daffara, «Les réalités économiques du logiciel libre (Libres conseils 40/42)», framablog.org, 28 mar 2013. (Traduction de Framalang)
  11. Simon Sarazin, «Permettre le financement d'un commun», unisson.co, novembre 2014.
  12. Brian Proffitt, «Nonprofit open source organizations booming», itworld.com, 22 mars, 2012.
  13. «Statuts du 24 juin 2010», adullact.org, 2010.
  14. «Membres adhérents», adullact.org, 2015.
  15. Vincent Hermann, «Google quitte Webkit et officialise Blink, son nouveau moteur de rendu», nextinpact.com, 4 avril 2013.
  16. Julia Angwin, «The World’s Email Encryption Software Relies on One Guy, Who is Going Broke», dans ProPublica, 5 février 2015.

Liens[modifier | modifier le wikicode]