« De la République des Lettres aux logiciels libres » : différence entre les versions

m
(Page créée avec « == Introduction == On me demande de prononcer quelques paroles sur les concepts de «bien commun» et de «logiciel libre». J'ai personnellement l'habitude de discuter de... »)
 
 
(9 versions intermédiaires par le même utilisateur non affichées)
Ligne 1 : Ligne 1 :
''Exposé de [[Utilisateur:Mathieugp|Mathieu Gauthier-Pilote]] pour l'événement «[http://agendadulibre.qc.ca/event/1133/ Logiciels libres et bien commun]» du jeudi 23 avril 2015.''
== Introduction ==
== Introduction ==
On me demande de prononcer quelques paroles sur les concepts de «bien commun» et de «logiciel libre». J'ai personnellement l'habitude de discuter de la question du logiciel libre dans les termes de l'éthique des quatre libertés fondamentales dont doivent jouir les utilisateurs et utilisatrices d'ordinateurs, selon la définition même du logiciel libre<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html Qu'est-ce que le logiciel libre ?]», ''gnu.org'', 1996.</ref>. C'est sans doute ce que font la plupart des libristes convaincus. Mais on peut évidemment discuter d'autre chose que du contrat passé entre le développeur et l'utilisateur dans la production et la distribution de la ressource qu'est le logiciel. On peut notamment discuter ''de la ressource elle-même'', de son régime de propriété, de son mode d'exploitation et c'est ce dont il sera question dans mon exposé.
On me demande de prononcer quelques paroles sur les concepts de «bien commun» et de «logiciel libre». J'ai personnellement l'habitude de discuter de la question du logiciel libre dans les termes de l'éthique des quatre libertés fondamentales dont doivent jouir les utilisateurs et utilisatrices d'ordinateurs, selon la définition même du logiciel libre<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html Qu'est-ce que le logiciel libre ?]», ''gnu.org'', 1996.</ref>. C'est sans doute ce que font la plupart des libristes convaincus. Mais on peut évidemment discuter d'autre chose que du contrat passé entre le développeur et l'utilisateur dans la production et la distribution de la ressource qu'est le logiciel. On peut notamment discuter ''de la ressource elle-même'', de son régime de propriété, de son mode d'exploitation et c'est ce dont il sera question dans mon exposé.
Ligne 6 : Ligne 8 :
Je vais ensuite décrire quelques unes des principales caractéristiques du logiciel libre comme ressource partagée ainsi que le fonctionnement de quelques unes des communautés de logiciel libre.
Je vais ensuite décrire quelques unes des principales caractéristiques du logiciel libre comme ressource partagée ainsi que le fonctionnement de quelques unes des communautés de logiciel libre.


Finalement je vais partager une courte réflexion de mon cru sur les bénéfices, les défis et les pièges de la «gratuité» du numérique.
Finalement, en conclusion, je vais partager une courte réflexion de mon cru sur les bénéfices, les défis et les pièges de la «gratuité» du numérique.


== Quelques jalons d'histoire ==
== Quelques jalons d'histoire ==
La philosophie de la communauté du logiciel libre n'est pas apparue de nulle part, on s'en doute bien. Je vais parler brièvement de quelques communautés qui peuvent se comparer sous certaines rapports à celle du logiciel libre, soit celle des citoyens de la République des Lettres, celle des philosophes qui collaborerons à ''L'Encyclopédie'' et celles des hackers du Massachusetts Institute of Technology (MIT). J'aurais évidemment pu parler des communautés universitaires ou de recherche, qui sont des exemples, disons, plus génériques, de communautés en principe occupées à produire et transmettre le bien commun qu'est la connaissance.
La philosophie de la communauté du logiciel libre n'est pas apparue de nulle part, on s'en doute bien. Je vais parler brièvement de quelques communautés qui peuvent se comparer sous certains rapports à celle du logiciel libre, soit celle des citoyens de la République des Lettres, celle des philosophes qui collaboreront à ''L'Encyclopédie'' et celles des hackers du Massachusetts Institute of Technology (MIT). J'aurais évidemment pu parler des communautés universitaires ou de recherche, qui sont des exemples, disons, plus génériques, de communautés en principe occupées à produire et transmettre le bien commun qu'est la connaissance.


=== La République des Lettres : la chose commune de l'esprit ===
=== La République des Lettres : la chose commune de l'esprit ===
Ligne 22 : Ligne 24 :


=== Les communautés de hackers : ''all information should be free'' ===
=== Les communautés de hackers : ''all information should be free'' ===
Deux gens qui ont l'esprit d'ingénieur, de bricoleur, de «bidouilleur», comme disent les Français, ou de «patenteux», comme on dit chez nous, les hackers de l'informatique en sont. Ils et elles ont une passion dévorante : explorer les possibilités des ordinateurs, leur faire faire des choses qui n'ont jamais été faites auparavant. Il n'est pas nécessaire du tout que les choses qu'on souhaite faire avec l'ordinateur soient «productives» ou qu'elles aient des applications commerciales : il faut simplement qu'elles soient amusantes ou qu'elles posent un défi. L'industrie du ''copyright'', qui est très puissante en 20e siècle (imprimé, radio, cinéma, télévision, vinyle, cassettes, etc.) ne fera bien entendu rien pour les aider dans leurs desseins.
Des gens qui ont l'esprit d'ingénieur, de bricoleur, de «bidouilleur», comme disent les Français, ou de «patenteux», comme on dit chez nous, les hackers de l'informatique en sont. Ils et elles ont une passion dévorante : explorer les possibilités des ordinateurs, leur faire faire des choses qui n'ont jamais été faites auparavant. Il n'est pas nécessaire du tout que les choses qu'on souhaite faire avec l'ordinateur soient «productives» ou qu'elles aient des applications commerciales : il faut simplement qu'elles soient amusantes ou qu'elles posent un défi. L'industrie du ''copyright'', qui est très puissante au 20e siècle (imprimé, radio, cinéma, télévision, vinyle, cassettes, etc.) ne fera bien entendu rien pour les aider dans leurs desseins.


Les hackers travaillent-ils pour le «bien commun» ? Ont-ils même l'impression de travailler ? Se posent-ils des questions d'éthique ?
Les hackers travaillent-ils pour le «bien commun» ? Ont-ils même l'impression de travailler ? Se posent-ils des questions d'éthique ?
Ligne 44 : Ligne 46 :


Pour libérer le cyberespace, il faut mettre à disposition des utilisateurs et utilisatrices d’appareils numériques des logiciels libres, c'est-à-dire des logiciels qui respectent les libertés des individus et des communautés.
Pour libérer le cyberespace, il faut mettre à disposition des utilisateurs et utilisatrices d’appareils numériques des logiciels libres, c'est-à-dire des logiciels qui respectent les libertés des individus et des communautés.
=== Le logiciel : une ressource aux propriétés remarquables ===


Qu'est-ce que cette ressource qu'on nomme «logiciel» ? Quelles sont les caractéristiques des logiciels qu'on dit «libres» par rapport à ceux qui ne le sont pas ? Quel est le problème avec le logiciel qui n'est pas «libre» ?
Qu'est-ce que cette ressource qu'on nomme «logiciel» ? Quelles sont les caractéristiques des logiciels qu'on dit «libres» par rapport à ceux qui ne le sont pas ? Quel est le problème avec le logiciel qui n'est pas «libre» ?
Ligne 53 : Ligne 57 :
Si l'on considère le logiciel comme une ressource et qu'on l'analyse sous l'angle de l'économie, ce sont ces deux caractéristiques qui sont peut-être les plus évidentes. Mais tous les avantages que l'humain peut espérer tirer de cette ressource aux propriétés remarquables sont mis en échec dès lors que l'on lui assigne un «propriétaire» qui désire jouir d'un monopole sur son exploitation. Le logiciel qui a un propriétaire (''proprietary software'') est une boîte noire que les utilisateurs et utilisatrices d'appareils numériques sont uniquement autorisés à exécuter aux conditions d'une licence restrictive. Le droit fournit tout un arsenal de moyens à qui veut emprunter cette voie : copyright, brevet, marque de commerce, secret industriel, etc.   
Si l'on considère le logiciel comme une ressource et qu'on l'analyse sous l'angle de l'économie, ce sont ces deux caractéristiques qui sont peut-être les plus évidentes. Mais tous les avantages que l'humain peut espérer tirer de cette ressource aux propriétés remarquables sont mis en échec dès lors que l'on lui assigne un «propriétaire» qui désire jouir d'un monopole sur son exploitation. Le logiciel qui a un propriétaire (''proprietary software'') est une boîte noire que les utilisateurs et utilisatrices d'appareils numériques sont uniquement autorisés à exécuter aux conditions d'une licence restrictive. Le droit fournit tout un arsenal de moyens à qui veut emprunter cette voie : copyright, brevet, marque de commerce, secret industriel, etc.   


Il n'est pas anodin de rappeler qu'un des essais majeurs de Richard Stallan sur le logiciel libre s'intitule «Pourquoi les logiciels ne doivent pas avoir de propriétaire» (1994)<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/philosophy/why-free.fr.html Pourquoi les logiciels ne doivent pas avoir de propriétaire]», ''gnu.org'', 1994.</ref>. Cet essai consiste en une réfutation en règle des motifs invoqués par les propriétaires de logiciels pour être les seuls à jouir de la liberté d'utiliser, de copier de modifier les logiciels. Il affirme notamment : «Le fait qu'[un objet matériel] ait ou non un propriétaire ne change pas sa ''nature'', ni son utilité au cas où vous en faites l'acquisition. Pour un programme c'est différent. Le fait qu'il ait un propriétaire modifie nettement sa nature, et ce que vous pouvez en faire si vous en achetez un exemplaire. [...] de quoi la société a-t-elle besoin ? D'une information vraiment disponible pour ses citoyens. Par exemple, des programmes que les gens peuvent lire, réparer, adapter, améliorer, et pas seulement faire marcher. Or ce que les propriétaires de logiciels livrent généralement est une boîte noire que personne ne peut étudier ni modifier.» Dans un autre essai un peu plus long paru en 1991<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/philosophy/shouldbefree.html Pourquoi le logiciel doit être libre]», ''gnu.org'', 1991.</ref>, Stallman utilise l'analogie des routes à péages (''toll roads'') ou sans péages (''free roads'') pour introduire ses idées à propos des logiciels dont l'usage est libre et ceux dont l'usage est restreint (et payant) car ils ont un propriétaire qui n'est pas le public. Je vous invite à lire les essais de Stallman si ce n'est pas déjà fait.
Il n'est pas anodin de rappeler qu'un des essais majeurs de Richard Stallman sur le logiciel libre s'intitule «Pourquoi les logiciels ne doivent pas avoir de propriétaire» (1994)<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/philosophy/why-free.fr.html Pourquoi les logiciels ne doivent pas avoir de propriétaire]», ''gnu.org'', 1994.</ref>. Cet essai consiste en une réfutation en règle des motifs invoqués par les propriétaires de logiciels pour être les seuls à jouir de la liberté d'utiliser, de copier de modifier les logiciels. Il affirme notamment : «Le fait qu'[un objet matériel] ait ou non un propriétaire ne change pas sa ''nature'', ni son utilité au cas où vous en faites l'acquisition. Pour un programme c'est différent. Le fait qu'il ait un propriétaire modifie nettement sa nature, et ce que vous pouvez en faire si vous en achetez un exemplaire. [...] de quoi la société a-t-elle besoin ? D'une information vraiment disponible pour ses citoyens. Par exemple, des programmes que les gens peuvent lire, réparer, adapter, améliorer, et pas seulement faire marcher. Or ce que les propriétaires de logiciels livrent généralement est une boîte noire que personne ne peut étudier ni modifier.» Dans un autre essai un peu plus long paru en 1991<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/philosophy/shouldbefree.html Pourquoi le logiciel doit être libre]», ''gnu.org'', 1991.</ref>, Stallman utilise l'analogie des routes à péages (''toll roads'') ou sans péages (''free roads'') pour introduire ses idées à propos des logiciels dont l'usage est libre et ceux dont l'usage est restreint (et payant) car ils ont un propriétaire qui n'est pas le public. Je vous invite à lire les essais de Stallman si ce n'est pas déjà fait.
 
=== La rareté factice du modèle privateur ===


En plus de priver les utilisateurs et utilisatrices de quelques uns des principaux avantages du logiciel, les multinationales en quête de monopole qui se déclarent propriétaires d'un logiciel créent une ''rareté factice''. Ces entreprises ont trouvé la recette magique qui a produit les premières fortunes du monde dans les années 1980, 1990 et 2000. Quelle est cette recette ?
En plus de priver les utilisateurs et utilisatrices de quelques uns des principaux avantages du logiciel, les multinationales en quête de monopole qui se sont déclarées propriétaires de nos logiciels créent une ''rareté factice''. Ces entreprises ont trouvé la recette magique qui a produit les premières fortunes du monde dans les années 1980, 1990 et 2000. Quelle est cette recette ?


# s'approprier le fruit du travail de développeurs qui acceptent de se départir de leur droit d'auteur en échange d'un salaire ou d'une somme d'argent
# s'approprier le fruit du travail de développeurs qui acceptent de se départir de leur droit d'auteur en échange d'un salaire ou d'une somme d'argent
Ligne 61 : Ligne 67 :
# protéger ce qu'on s'est approprié par la loi (copyright, etc.), l'incompatibilité volontaire, diverses antifonctionnalités, etc.
# protéger ce qu'on s'est approprié par la loi (copyright, etc.), l'incompatibilité volontaire, diverses antifonctionnalités, etc.
# réprimer les «partageux» et autres «pirates» avec l'argent des contribuables et des consommateurs
# réprimer les «partageux» et autres «pirates» avec l'argent des contribuables et des consommateurs
# éviter de payer de l'impôt sur les profits grâce aux paradis fiscaux (Irelande, Luxembourg, etc.)
# éviter de payer de l'impôt sur les profits grâce aux paradis fiscaux (Irlande, Luxembourg, etc.)


Ce modèle a non seulement produit une indécente concentration de la richesse dans les mains d'un petit groupe de personnes, il a aussi freiné pendant de nombreuses années l'innovation, la coopération, l'entraide et même l'émergence de véritables industries nationales de services informatiques hors des États-Unis.
Ce modèle a non seulement produit une indécente concentration de la richesse dans les mains d'un petit groupe de personnes, il a aussi freiné pendant de nombreuses années l'innovation, la coopération, l'entraide et même l'émergence de véritables industries nationales de services informatiques hors des États-Unis.


C'est ce modèle qui est rejeté pour des raisons d'éthique par les libristes<ref>Les tenants de l'Open Source de leur côté esquivent les questions éthiques et politiques et mettent de l'avant dans leur discours les avantages économiques et les mérites techniques du libre.</ref>. Sur quoi les libristes s'appuient-ils pour atteindre leurs buts ?
C'est ce modèle qui est rejeté pour des raisons d'éthique par les libristes<ref>Les tenants de l'Open Source de leur côté esquivent les questions éthiques et politiques et mettent de l'avant dans leur discours les avantages économiques et les mérites techniques du libre.</ref>.  
 
=== Des licences pour protéger nos libertés ===
 
Sur quoi les libristes s'appuient-ils pour atteindre leurs buts ?


C'est par ce qu'il nomme un «idéalisme pragmatique» que Stallman a répondu à l’apparition de l'industrie du logiciel non libre. Il se met à développer lui-même un système d'exploitation entièrement libre, le système GNU, distribué aux conditions d'une licence qui autorise explicitement ce qui est interdit par les logiciels d'IBM, de Microsoft, d'Apple et compagnie. Mais la licence GPL conçue initialement pour le système GNU va plus loin. Elle autorise celui qui voudrait redistribuer le code source modifié d'un logiciel sous licence GPL à le faire tant qu'il n'introduit pas de restrictions nouvelles aux libertés promises par la GPL aux utilisateurs et utilisatrices. Ce concept a été nommé «''copyleft''»<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/copyleft/ Qu'est-ce que le copyleft ?]», ''gnu.org'', 1996.</ref> ou en français gauche d'auteur. Son équivalent dans le langage juridique de Creative Commons est la disposition nommée «''share alike''» (SA), qu'on traduit habituellement par «partager dans les mêmes conditions».  
C'est par ce qu'il nomme un «idéalisme pragmatique» que Stallman a répondu à l’apparition de l'industrie du logiciel non libre. Il se met à développer lui-même un système d'exploitation entièrement libre, le système GNU, distribué aux conditions d'une licence qui autorise explicitement ce qui est interdit par les logiciels d'IBM, de Microsoft, d'Apple et compagnie. Mais la licence GPL conçue initialement pour le système GNU va plus loin. Elle autorise celui qui voudrait redistribuer le code source modifié d'un logiciel sous licence GPL à le faire tant qu'il n'introduit pas de restrictions nouvelles aux libertés promises par la GPL aux utilisateurs et utilisatrices. Ce concept a été nommé «''copyleft''»<ref>Richard Stallman, «[https://www.gnu.org/copyleft/ Qu'est-ce que le copyleft ?]», ''gnu.org'', 1996.</ref> ou en français gauche d'auteur. Son équivalent dans le langage juridique de Creative Commons est la disposition nommée «''share alike''» (SA), qu'on traduit habituellement par «partager dans les mêmes conditions».  
Ligne 71 : Ligne 81 :
On voit que la communauté du libre tient à ses principes et les défend au moyen de la loi. La Free Software Foundation est dotée d'une unité nommée Licensing & Compliance Lab, qui traite les cas de violation de la GPL qu'on lui rapporte. Quelques cas se sont retrouvés devant les tribunaux.
On voit que la communauté du libre tient à ses principes et les défend au moyen de la loi. La Free Software Foundation est dotée d'une unité nommée Licensing & Compliance Lab, qui traite les cas de violation de la GPL qu'on lui rapporte. Quelques cas se sont retrouvés devant les tribunaux.


Il existe différent modèles économiques dans le milieu du logiciel libre<ref>Carlo Daffara, «[http://framablog.org/2013/03/28/libres-conseils-40/ Les réalités économiques du logiciel libre (Libres conseils 40/42)]», ''framablog.org'', 28 mar 2013. (Traduction de Framalang)</ref>. En voici quelques exemples :
=== De nouveaux modèles économiques ===
 
Il existe différent modèles économiques dans le milieu du logiciel libre. Plusieurs typologies de ces modèles ont été proposées, par exemple celle du chercheur italien Carlo Daffara<ref>Carlo Daffara, «[http://framablog.org/2013/03/28/libres-conseils-40/ Les réalités économiques du logiciel libre (Libres conseils 40/42)]», ''framablog.org'', 28 mar 2013. (Traduction de Framalang)</ref>, que je connais relativement bien ou celle du projet Unisson<ref>Simon Sarazin, «[http://unisson.co/fr/wiki/financer/ Permettre le financement d'un commun]», ''unisson.co'', novembre 2014.</ref>, que j'ai découvert en préparant cet exposé. Voici quelques exemples de modèles que l'on peut observer :


=== Fondations privées sans but lucratif : Linux et WordPress ===
==== Fondations privées sans but lucratif : Linux et WordPress ====
Derrière un bon nombre de grands projets de logiciel libre il y a une fondation : Free Software Foundation, Linux Foundation, WordPress Foundation, Mozilla Foundation, Apache Foundation, Blender Foundation, GNOME Foundation, The Document Foundation. Ces organismes de bienfaisance collecte gèrent des fonds et des marques de commerce, collectent des dons, fournissent encadrement et soutien aux activités de la communauté de développeurs.
Derrière un bon nombre de grands projets de logiciel libre il y a une fondation : Free Software Foundation, Linux Foundation, WordPress Foundation, Mozilla Foundation, Apache Foundation, Blender Foundation, GNOME Foundation, The Document Foundation. Ces organismes de bienfaisance gèrent des fonds et des marques de commerce, collectent des dons, fournissent encadrement et soutien aux activités de la communauté de développeurs.


La Linux Foundation, qui soutient le développement du célèbre noyau de système d'exploitation du même nom, est mise sur pied en 2007 par la fusion du Free Standards Group et de Open Source Development Labs. En 2010 elle avait déjà des revenus annuels de près de 10 millions de dollars USD<ref>Brian Proffitt, «[http://www.itworld.com/article/2727915/it-management/nonprofit-open-source-organizations-booming.html Nonprofit open source organizations booming]», ''itworld.com'', 22 mars, 2012.</ref>. En 2015 on retrouve sur son conseil d'administration des membres individuels de la Fondation, mais une majorité de représentants de grandes entreprises d'informatique : IBM, Intel, Oracle, Fujitsu, HP, Samsung, NEC, etc. La Fondation est une grosse machine avec ses gestionnaires, conseillers juridiques, stratèges, employés (dont Linus Torvalds), programmes de certification professionnelle, groupes de travail, projets collaboratifs, grands événements internationaux, publications, etc. Avec la Mozilla Foundation, la Linux Foundation est sans doute la fondation qui a la facture la plus ''business'' de toutes celles qu'on peut considérer comme majeures dans le milieu du logiciel libre.
La Linux Foundation, qui soutient le développement du célèbre noyau de système d'exploitation du même nom, est mise sur pied en 2007 par la fusion du Free Standards Group et de Open Source Development Labs. En 2010 elle avait déjà des revenus annuels de près de 10 millions de dollars USD<ref>Brian Proffitt, «[http://www.itworld.com/article/2727915/it-management/nonprofit-open-source-organizations-booming.html Nonprofit open source organizations booming]», ''itworld.com'', 22 mars, 2012.</ref>. En 2015 on retrouve sur son conseil d'administration des membres individuels de la Fondation, mais une majorité de représentants de grandes entreprises d'informatique : IBM, Intel, Oracle, Fujitsu, HP, Samsung, NEC, etc. La Fondation est une grosse machine avec ses gestionnaires, conseillers juridiques, stratèges, employés (dont Linus Torvalds), programmes de certification professionnelle, groupes de travail, projets collaboratifs, grands événements internationaux, publications, etc. Avec la Mozilla Foundation, la Linux Foundation est sans doute la fondation qui a la facture la plus ''business'' de toutes celles qu'on peut considérer comme majeures dans le milieu du logiciel libre.
Ligne 80 : Ligne 92 :
La WordPress Foundation naît en 2010, sept ans après l'apparition du logiciel WordPress en 2003, lui-même dérivé d'un logiciel libre nommé b2/cafelog. La fondation est dirigée par Matt Mullenweg, président de l'entreprise Automattic, à l'origine du très profitable service d'hébergement WordPress.com, lancé en 2005. La mission de l'organisme de bienfaisance est de promouvoir la mission de WordPress, soit de «démocratiser la publication grâce au logiciel sous licence GPL». Elle s'occupe de recueillir des dons, de protéger les marques de commerce WordPress, WordCamp et autres et soutient les activités de la communauté WordPress, notamment la tenue chaque année de nombreux événements WordCamp à travers le monde. (WordCamp est une sorte de congrès qui rassemble développeurs, concepteurs et utilisateurs qui participent à des discussions, des ateliers de formation et des activités de réseautage liés à WordPress). En 2012, la WordPress Foundation avait des revenus de l'ordre de 500 000 $ USD.
La WordPress Foundation naît en 2010, sept ans après l'apparition du logiciel WordPress en 2003, lui-même dérivé d'un logiciel libre nommé b2/cafelog. La fondation est dirigée par Matt Mullenweg, président de l'entreprise Automattic, à l'origine du très profitable service d'hébergement WordPress.com, lancé en 2005. La mission de l'organisme de bienfaisance est de promouvoir la mission de WordPress, soit de «démocratiser la publication grâce au logiciel sous licence GPL». Elle s'occupe de recueillir des dons, de protéger les marques de commerce WordPress, WordCamp et autres et soutient les activités de la communauté WordPress, notamment la tenue chaque année de nombreux événements WordCamp à travers le monde. (WordCamp est une sorte de congrès qui rassemble développeurs, concepteurs et utilisateurs qui participent à des discussions, des ateliers de formation et des activités de réseautage liés à WordPress). En 2012, la WordPress Foundation avait des revenus de l'ordre de 500 000 $ USD.


=== Mutualisation : ADULLACT et Webkit ===
==== Mutualisation : ADULLACT et Webkit ====
L'Association des développeurs et des utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales (ADULLACT) est un organisme sans but lucratif fondé en France en 2002 à l'initiative d'élus, de directeurs de l'informatique et de militants du libre. Sa mission est de soutenir et de coordonner l'action des administrations et collectivités territoriales de France dans la promotion, le développement et le maintien d'un patrimoine de logiciels libres utiles aux missions de service public<ref>«[http://www.adullact.org/index.php/association/presentation/statuts-et-reglement/statuts-du-24-juin-2010 Statuts du 24 juin 2010]», ''adullact.org'', 2010.</ref>. Le siège social de l'ADULLACT est à Montpellier.
L'Association des développeurs et des utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales (ADULLACT) est un organisme sans but lucratif fondé en France en 2002 à l'initiative d'élus, de directeurs de l'informatique et de militants du libre. Sa mission est de soutenir et de coordonner l'action des administrations et collectivités territoriales de France dans la promotion, le développement et le maintien d'un patrimoine de logiciels libres utiles aux missions de service public<ref>«[http://www.adullact.org/index.php/association/presentation/statuts-et-reglement/statuts-du-24-juin-2010 Statuts du 24 juin 2010]», ''adullact.org'', 2010.</ref>. Le siège social de l'ADULLACT est à Montpellier.


Ligne 87 : Ligne 99 :
WebKit est une bibliothèque de rendu utilisé par un bon nombre de navigateur web, dont Safari de Apple, et Chrome de Google jusqu'à la version 27 parue en 2013<ref>Vincent Hermann, «[http://www.nextinpact.com/news/78804-google-quitte-webkit-et-officialise-blink-son-nouveau-moteur-rendu.htm Google quitte Webkit et officialise Blink, son nouveau moteur de rendu]», ''nextinpact.com'', 4 avril 2013.</ref>. Son histoire débute quand Apple clone KHTML, la bibliothèque de rendu utilisée par Konqueror, le navigateur web de l'environnement graphique KDE. Avec le temps beaucoup de développeurs convergent sur le développement de WebKit, si bien que pendant quelques années KDE, Apple, Nokia, BlackBerry, Samsung et Google contribuaient à un logiciel intégré à des applications parfois concurrentes comme Safari de Apple, Chrome de Google. Il ne semble y avoir jamais eu de structure formelle pour soutenir le développement de WebKit, qui appartient toujours à Apple. On a affaire ici à une mutualisation ''had hoc'' et circonstancielle, comme il arrive parfois (souvent ?) dans le milieu du logiciel libre.
WebKit est une bibliothèque de rendu utilisé par un bon nombre de navigateur web, dont Safari de Apple, et Chrome de Google jusqu'à la version 27 parue en 2013<ref>Vincent Hermann, «[http://www.nextinpact.com/news/78804-google-quitte-webkit-et-officialise-blink-son-nouveau-moteur-rendu.htm Google quitte Webkit et officialise Blink, son nouveau moteur de rendu]», ''nextinpact.com'', 4 avril 2013.</ref>. Son histoire débute quand Apple clone KHTML, la bibliothèque de rendu utilisée par Konqueror, le navigateur web de l'environnement graphique KDE. Avec le temps beaucoup de développeurs convergent sur le développement de WebKit, si bien que pendant quelques années KDE, Apple, Nokia, BlackBerry, Samsung et Google contribuaient à un logiciel intégré à des applications parfois concurrentes comme Safari de Apple, Chrome de Google. Il ne semble y avoir jamais eu de structure formelle pour soutenir le développement de WebKit, qui appartient toujours à Apple. On a affaire ici à une mutualisation ''had hoc'' et circonstancielle, comme il arrive parfois (souvent ?) dans le milieu du logiciel libre.


=== Les bénéfices, les défis et les pièges de la «gratuité» du numérique ===
== Conclusion : les bénéfices, les défis et les pièges de la «gratuité» du numérique ==
Les logiciels libres ont un coût de reproduction négligeable grâce aux réseaux numériques, mais les produire, les maintenir, les améliorer, les enseigner aux utilisateurs et utilisatrices avec de la bonne documentation en français et de la formation adaptée aux besoin de chacun ne coûtent pas rien. Certains logiciels libres connaissent un grand succès et trouvent le financement nécessaire à leur développement continu, voire à leur croissance soutenue. D'autres logiciels libres, pourtant très utilisés, n'y arrive pas. Un cas dont on a beaucoup parlé dernièrement est celui de GNU Privacy Guard, le logiciel de cryptographie probablement le plus utilisé au monde pour assurer l’authenticité et la confidentialité des échanges par courriel. Un article de la journaliste Julia Angwin paru en février 2015 dans le site ''ProPublica''<ref>Julia Angwin, «[https://www.propublica.org/article/the-worlds-email-encryption-software-relies-on-one-guy-who-is-going-broke The World’s Email Encryption Software Relies on One Guy, Who is Going Broke]», dans ''ProPublica'', 5 février 2015.</ref> nous apprenait que Werner Koch, le développeur principal de GNU Privacy Guard gagnait en moyenne 25 000 $ annuellement depuis 2001 ! Après avoir songé à tout abandonner pour un emploi régulier et payant dans l'industrie en 2013, il a lancé en 2014 une campagne de financement qui s'est avérée un échec. Heureusement, le ''buzz'' créé par la nouvelle de ''ProPublica'' a «corrigé le bogue» si l'on peut dire : Koch a atteint son objectif de financement grâce à des dons et a en plus reçu des promesses de financement récurent de la part de Facebook et Stripe.
Les logiciels libres ont un coût de reproduction négligeable grâce aux réseaux numériques, mais les produire, les maintenir, les améliorer, les enseigner aux utilisateurs et utilisatrices avec de la bonne documentation en français et de la formation adaptée aux besoin de chacun ne coûtent pas rien. Certains logiciels libres connaissent un grand succès et trouvent le financement nécessaire à leur développement continu, voire à leur croissance soutenue. D'autres logiciels libres, pourtant très utilisés, n'y arrivent pas. Un cas dont on a beaucoup parlé dernièrement est celui de GNU Privacy Guard, le logiciel de cryptographie probablement le plus utilisé au monde pour assurer l’authenticité et la confidentialité des échanges par courriel. Un article de la journaliste Julia Angwin paru en février 2015 dans le site ''ProPublica''<ref>Julia Angwin, «[https://www.propublica.org/article/the-worlds-email-encryption-software-relies-on-one-guy-who-is-going-broke The World’s Email Encryption Software Relies on One Guy, Who is Going Broke]», dans ''ProPublica'', 5 février 2015.</ref> nous apprenait que Werner Koch, le développeur principal de GNU Privacy Guard gagnait en moyenne 25 000 $ annuellement depuis 2001 ! Après avoir songé à tout abandonner pour un emploi régulier et payant dans l'industrie en 2013, il a lancé en 2014 une campagne de financement qui s'est avérée un échec. Heureusement, le ''buzz'' créé par la nouvelle de ''ProPublica'' a «corrigé le bogue» si l'on peut dire : Koch a atteint son objectif de financement grâce à des dons et a en plus reçu des promesses de financement récurent de la part de Facebook et Stripe.


Cela soulève beaucoup de questions sur la viabilité de l'alternative libre dans un environnement qui lui est hostile.
Cela soulève beaucoup de questions sur la viabilité de l'alternative libre dans un environnement qui lui est hostile.
Ligne 94 : Ligne 106 :
Mon opinion est que la «gratuité» du numérique présente autant de bénéfices, de défis que de pièges.
Mon opinion est que la «gratuité» du numérique présente autant de bénéfices, de défis que de pièges.


Sur le plan théorique, les bénéfices sont nombreux et nous font espérer un monde meilleur dans lequel les technologies de l'information serviront et protègeront les droits de l'être humain au lieu de les menacer et contribueront à lutter contre les inégalités au lieu de les aggraver. En effet, il est facile voir comment la liberté de copier les logiciels libres en toute légalité peut aider à les faire connaître et à les faire adopter par le plus grand nombre. Toute la société peut bénéficier de l'abondance de la ressource «logiciel».
Sur le plan théorique, les bénéfices sont nombreux et nous font espérer un monde meilleur dans lequel les technologies de l'information serviront et protègeront les droits de l'être humain au lieu de les menacer et contribueront à lutter contre les inégalités au lieu de les aggraver. En effet, il est facile de voir comment la liberté de copier les logiciels libres en toute légalité peut aider à les faire connaître et à les faire adopter par le plus grand nombre. Toute la société peut bénéficier de l'abondance de la ressource «logiciel».


Mais il a des défis et des pièges comme je le disais.  
Mais il a des défis et des pièges comme je le disais.  
8 590

modifications